Les Affranchis

Les Affranchis

Un choix dans les collections du FRAC Auvergne

Réalisée à l’invitation de l’Espace Paul Rebeyrolle, cette exposition présente des œuvres choisies dans les collections du Fonds Régional d’Art Contemporain Auvergne. Créée en 1985, cette institution s’est orientée vers la constitution d’une collection clairement identifiée autour de la peinture alors que d’aucuns annonçaient déjà la mort de celle-ci. Spécifique dans le paysage des FRAC, la collection du FRAC Auvergne s’est progressivement enrichie d’œuvres picturales tout en élargissant son identité à de plus vastes problématiques permettant de dégager des enjeux plus larges, liés notamment aux relations riches et complexes qui unissent la peinture, la photographie, le cinéma, et l’image de manière générale.

L’exposition emprunte son titre au film de Martin Scorsese Les Affranchis (Goodfellas, réalisé en 1990). Affranchis, les peintres le sont assurément. Affranchis, indépendants, passant outre les préjugés qui voudraient que la peinture ne soit que l’expression moribonde d’une tradition vieillissante. Affranchis, les peintres le sont à coup sûr, ancrés dans la tradition pluriséculaire de la peinture pour mieux la transgresser. En ce sens la position du peintre est-elle sans doute comparable à celle du déterritorialisé tel que le conçoit le philosophe Gilles Deleuze, quittant son territoire pour mieux le réintégrer et en modifier les codes, poussé par la nécessité de trouver dans la langue picturale une syntaxe qui puisse trouver, tout en s’enracinant au sein d’un héritage puissant, son autonomie en déréglant les conventions, en réinventant une langue.

Ainsi, Simon Hantaï s’affranchit du geste par le pliage de la toile et l’exécution en aveugle de la peinture, indiquant avec ses Tabula la mise à plat de la peinture, dans tous les sens du terme. Pierre Soulages s’affranchit de la couleur par l’emploi quasi exclusif de ce noir qu’il nomme outrenoir et qu’il pousse à ses ultimes limites : il franchit les limites de la couleur pour donner à cette non-couleur qu’est le noir une ampleur sans précédent dont la radicalité lui permet d’accéder à une plongée quasi-mystique dans la matérialité du médium. Julije Knifer utilise lui aussi le noir au service d’un geste toujours réitéré et décliné, méandre dont les origines appartiennent autant à l’histoire des arts décoratifs qu’à l’antiquité, ligne sinueuse en constante évolution affleurant la grille et le carré, acceptant d’être l’expression d’une stricte recherche tout en accueillant volontiers les épanchements décoratifs du motif. Avec le peintre américain David Reed le geste se répète, calqué sur les volutes du pli baroque ; il convoque simultanément le nimbe iridescent des lumières cinématographiques et la peinture italienne. Claude Viallat règle la question du sujet en peignant un motif récurrent dont la forme demeure elliptique ; il s’affranchit du support en utilisant tous les supports – ici une toile de parasol publicitaire – et ce faisant, revient puissamment sur les questions essentielles de la couleur et de la surface en peinture. Bernard Frize met à distance le peintre et son pathos, utilisant une contrainte prédéfinie pour réaliser une œuvre qui affleure la grande tradition extrême-orientale du paysage. Pascal Pinaud va plus loin et délègue, tel un chef d’orchestre, la réalisation de ses peintures à des artisans extérieurs au monde de la création. Jean-Pierre Pincemin revient, dans une décennie des années 80 tournée vers la figuration libre, à la question fondamentale de la couleur et de son passage d’un plan à l’autre, utilisant pour ce faire une délicatesse absolument classique.

Affranchis, les artistes de cette exposition le sont donc vis-à-vis des modalités mêmes d’exécution et des choix formels. Ils le sont également vis-à-vis de l’Histoire. Jonathan Meese réactive la violence du passé allemand, le mêlant de façon brusque et impure avec d’autres références empruntées au cinéma d’anticipation ou à celui de Stanley Kubrick. Nancy Spero peint les événements du 11-Septembre dans une perspective historique habitée par les grands récits mythologiques. Yan Pei-Ming détourne la puissance du portrait politique de propagande pour lui insuffler l’ambigüité d’une évocation du père. Peter Saul s’affranchit de la culture dominante par une peinture vulgaire et kitsch, véritable arme offensive contre la société américaine du début des années 70. Denis Laget, avec cette palette élevée au rang de vanité souillée, pose la question de l’anachronisme et de la possibilité de peindre encore aujourd’hui dans l’enceinte des grands thèmes de l’histoire de la peinture, comme le font, d’une autre manière, Reiner Fetting et Amelie von Wulffen en explorant les questions croisées de l’allégorie, de l’hommage et de l’autoportrait.

Affranchis, déterritorialisés, ces artistes le sont pour mieux revenir dans la peinture, tels des « infiltrés », comme semble le proclamer l’œuvre de Ned Vena, dans une évocation subtile et percutante à un autre film de Martin Scorsese, Les Infiltrés (The Departed, réalisé en 2006). Cette peinture au vitriol exécutée sur miroir par l’artiste le plus jeune de l’exposition fait la transition entre peintres de générations diverses, entre pratiques qui oscillent de l’abstraction vers la figuration. Elle établit aussi le lien avec le visiteur de l’exposition, confronté à son propre reflet mais placé paradoxalement dans une impossibilité de se voir, indiquant ainsi que nous sommes toujours un peu face à nous-mêmes lorsque nous regardons une œuvre d’art, sans pour autant parvenir à être autre chose que le point aveugle de ce que nous observons.

Jean-Charles Vergne

Directeur du FRAC Auvergne

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